Des yeux,
des yeux, des yeux. Grands, immenses, intenses. Un regard. Planté.
Incrusté dans le mien.
Dans cette
rencontre de deux regards, une communication implicite, un échange
sans mots. Comme un fil tendu.
Entre elle
et moi, des barreaux. La grille de métal qui sépare la salle
d’activité de jour des incontinents de celle des continents.
Je suis du
coté des continents, elle est du coté des incontinents avec sa
couche, sa camisole blanche et son lien de tissu qui la rattache à
la grille. Elle est blottie contre ces barreaux auxquels elle est
attachée. Et nous nous regardons.
Je suis dans
une institution pour filles handicapées mentales. Sept ans et plus.
Un grand bâtiment propre. Rez-de-chaussée, un étage.
Des
dortoirs, suites de lits aux draps immaculés. Des lits à barreaux
pour les plus jeunes.
Des murs
nus. Une image pieuse dans chaque pièce. Rien d’autre.
De grandes
fenêtres qui font rentrer de la lumière en pagaille en cette
journée grise.
Des femmes
de tous âges qui vont et qui viennent dans les couloirs, désœuvrées.
Et puis des
religieuses orthodoxes, tout en noir, qui glissent en silence d’une
pièce à l’autre, ouvrent et ferment des portes.
Ici habitent
quatre vingt douze filles qui, un jour, ont été catégorisées
handicapées mentales profondes. Au milieu d’elles il y a aussi,
aux hasards de la vie, au coin de la malchance, pour des raisons
incertaines, deux femmes en fauteuil roulant. Des histoires qui ne se
disent pas, quarante ans passés ici, comme ça.
Pas de
télévision, pas de musique, le règlement de la communauté
religieuse ne le permet pas. Pas de jouets non plus pour les enfants
qui restent dans leur lit toute la journée. Assises à fixer le mur,
la fenêtre, un point indéfini dans l’espace, en se balançant
d’avant en arrière.
Image déjà
vue, trop vue.
Mais cette
pièce, cette pièce du fond. La Salle de jour. Comment la dire ?
Comment la raconter ?
Une pièce
réservée pour celles qui ne restent pas au lit. Pour celles qui
dorment au rez-de-chaussée. Une pièce pour celles qui ont une
autonomie de déplacement. Une pièce que l’on re-divise cependant
entre celles qui vont aux toilettes et celles qui n’y vont pas.
Petite,
plutôt sombre, vide.
Vide de tout
meuble, vide de tout jouet, vide de tout instrument de musique, trois
matelas pour s’asseoir et c’est tout.
Pièce de la
folie. Pièce où entrent en collision ces individualités blessées,
bafouées, non reconnues. Des balancements de toute part, des cris,
des gestes stéréotypés, des doigts qui remuent devant les yeux
comme des ailes de papillons. Ces petites musiques personnelles que
chacune fait pour s’accompagner dans son isolement, tous ces
signes, tant de fois déjà observés par ailleurs, connus,
répertoriés, mais qui là, dans cette concentration, ce dénuement,
sont une violence douloureuse.
Tout à coup
se focaliser sur un détail. Toutes ces femmes portent des chaussons
à la mode d’ici, tricotés en laine de couleur. Aucune n’a au
pied une paire complète. Il y a à l’extérieur de la pièce une
pile de ces chaussons par terre. Tous les jours on leur en met deux,
au hasard.
Ne pas avoir
de chaussons à soi.
M’asseoir
sur un matelas, prendre une main qui se tend, dire mon nom, expliquer
que je ne parle pas bien serbe, applaudir à une chanson, laisser une
tête se poser sur mon épaule, calmer d’une pression de la main
sur le bras l’excitation liée à la présence de personnes
nouvelles.
Etre là.
Seulement. Partager l’instant. Ne savoir rien pouvoir faire
d’autre. Le faire vraiment. Honnêtement.
J’étais
en visite avec un photographe. Il a fait des photos. Photos de ces
regards, de ces corps, de ces mouvements, des gestes des infirmières,
attentives.
Photo d’Ema
tenant une photo d’elle-même. Photo de Lela dans son lit. Photo
de Milica prenant la pose. Photo d’une autre, aveugle, chantant un
cantique, la main en coquille près de l’oreille. Photo encore de
cette jeune trisomique assise sur un matelas, tenant à la main un
morceau de drap, entièrement centrée sur elle-même et son
balancement, caressant son pied.
Photo,
enfin, de ce regard qui est allé se planter dans l’objectif comme
il s’était planté dans mes yeux, derrière les barreaux.
Et revenir à
la réalité. Réintégrer ma maison. Se faire un thé. Se changer.
Se vêtir de velours et de soie, se maquiller, se parfumer.
Envie de
couleur, de beauté, par respect pour ces femmes qui ne pourront
jamais faire ces gestes, qui n’auront jamais cette liberté, ce
choix.
Demain,
bientôt, je repars. Ouzbékistan. Autre pays, autre institution,
autres vies. Aller se heurter à d’autres regards. Se savoir en
vie.
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