mercredi 22 février 2006

Incontinent à la dérive

Des yeux, des yeux, des yeux. Grands, immenses, intenses. Un regard. Planté. Incrusté dans le mien.
Dans cette rencontre de deux regards, une communication implicite, un échange sans mots. Comme un fil tendu.
Entre elle et moi, des barreaux. La grille de métal qui sépare la salle d’activité de jour des incontinents de celle des continents.
Je suis du coté des continents, elle est du coté des incontinents avec sa couche, sa camisole blanche et son lien de tissu qui la rattache à la grille. Elle est blottie contre ces barreaux auxquels elle est attachée. Et nous nous regardons.

Je suis dans une institution pour filles handicapées mentales. Sept ans et plus. Un grand bâtiment propre. Rez-de-chaussée, un étage.
Des dortoirs, suites de lits aux draps immaculés. Des lits à barreaux pour les plus jeunes.
Des murs nus. Une image pieuse dans chaque pièce. Rien d’autre.
De grandes fenêtres qui font rentrer de la lumière en pagaille en cette journée grise.

Des femmes de tous âges qui vont et qui viennent dans les couloirs, désœuvrées.
Et puis des religieuses orthodoxes, tout en noir, qui glissent en silence d’une pièce à l’autre, ouvrent et ferment des portes.
Ici habitent quatre vingt douze filles qui, un jour, ont été catégorisées handicapées mentales profondes. Au milieu d’elles il y a aussi, aux hasards de la vie, au coin de la malchance, pour des raisons incertaines, deux femmes en fauteuil roulant. Des histoires qui ne se disent pas, quarante ans passés ici, comme ça.
Pas de télévision, pas de musique, le règlement de la communauté religieuse ne le permet pas. Pas de jouets non plus pour les enfants qui restent dans leur lit toute la journée. Assises à fixer le mur, la fenêtre, un point indéfini dans l’espace, en se balançant d’avant en arrière.
Image déjà vue, trop vue.

Mais cette pièce, cette pièce du fond. La Salle de jour. Comment la dire ? Comment la raconter ?
Une pièce réservée pour celles qui ne restent pas au lit. Pour celles qui dorment au rez-de-chaussée. Une pièce pour celles qui ont une autonomie de déplacement. Une pièce que l’on re-divise cependant entre celles qui vont aux toilettes et celles qui n’y vont pas.
Petite, plutôt sombre, vide.
Vide de tout meuble, vide de tout jouet, vide de tout instrument de musique, trois matelas pour s’asseoir et c’est tout.
Pièce de la folie. Pièce où entrent en collision ces individualités blessées, bafouées, non reconnues. Des balancements de toute part, des cris, des gestes stéréotypés, des doigts qui remuent devant les yeux comme des ailes de papillons. Ces petites musiques personnelles que chacune fait pour s’accompagner dans son isolement, tous ces signes, tant de fois déjà observés par ailleurs, connus, répertoriés, mais qui là, dans cette concentration, ce dénuement, sont une violence douloureuse.
Tout à coup se focaliser sur un détail. Toutes ces femmes portent des chaussons à la mode d’ici, tricotés en laine de couleur. Aucune n’a au pied une paire complète. Il y a à l’extérieur de la pièce une pile de ces chaussons par terre. Tous les jours on leur en met deux, au hasard.
Ne pas avoir de chaussons à soi.

M’asseoir sur un matelas, prendre une main qui se tend, dire mon nom, expliquer que je ne parle pas bien serbe, applaudir à une chanson, laisser une tête se poser sur mon épaule, calmer d’une pression de la main sur le bras l’excitation liée à la présence de personnes nouvelles.
Etre là. Seulement. Partager l’instant. Ne savoir rien pouvoir faire d’autre. Le faire vraiment. Honnêtement.

J’étais en visite avec un photographe. Il a fait des photos. Photos de ces regards, de ces corps, de ces mouvements, des gestes des infirmières, attentives.
Photo d’Ema tenant une photo d’elle-même. Photo de Lela dans son lit. Photo de Milica prenant la pose. Photo d’une autre, aveugle, chantant un cantique, la main en coquille près de l’oreille. Photo encore de cette jeune trisomique assise sur un matelas, tenant à la main un morceau de drap, entièrement centrée sur elle-même et son balancement, caressant son pied.
Photo, enfin, de ce regard qui est allé se planter dans l’objectif comme il s’était planté dans mes yeux, derrière les barreaux.

Et revenir à la réalité. Réintégrer ma maison. Se faire un thé. Se changer. Se vêtir de velours et de soie, se maquiller, se parfumer.
Envie de couleur, de beauté, par respect pour ces femmes qui ne pourront jamais faire ces gestes, qui n’auront jamais cette liberté, ce choix.

Demain, bientôt, je repars. Ouzbékistan. Autre pays, autre institution, autres vies. Aller se heurter à d’autres regards. Se savoir en vie.

Aucun commentaire: